7 juillet 2017

Sous la terre


Je voulais manger la terre et les feuilles mortes. Je voulais sentir mes dents se briser sous la pression des pierres, mon crâne s’ouvrir contre les racines des arbres. Enfin la lumière. Je me réveillais comme d’un loin voyage au cœur des fractales. Mamie filtrait toujours son thé, elle disait avoir peur d’avaler une aiguille. Elle disait aussi qu’il n’y avait rien de tel dans la forêt, à part la peur d’être brûlé vivant. Mamie avait des longs ongles avec lesquels elle brassait sa soupe. Je m’endormais souvent sur ses genoux, en écoutant les bêtes du grenier chanter.

Lorsque nous avions faim, elle m’apportait dans la dense forêt derrière sa vieille maison de pierre. Chaque fois, elle me disait qu’elle me découperait en si petits morceaux que je m’envolerais. Elle disait que mon sang était celui des fleurs et je lui répondais que j’avais peur d'oublier. Mamie comprenait, elle aussi se réveillait quand le silence envahissait la nuit. À travers les branches et le lichen, elle me mena à un arbre immense auquel pendait des fruits inconnus. Elle en cueillit et me tendit les baies, celles qui ouvrirent le trou noir sous mes pieds et en mon esprit. « Mamie ! Mamie ! Prend ma main, le sol m’avale !». Elle me tendit une cuillère de bois et me dit que rien n’est la fin. Je fus englouti. 

Les mouvements de mon corps avaient formé un petit nid circulaire sous la terre. Je passai les premiers jours dans une obscurité absolue, à ne pleurer que de la boue. J’étais si petite que je pouvais sentir le mouvement des viscères de la Grande Mère. Un rayon de lumière me parvint et dans sa poussière arc-en-ciel je vis les couches de l’existence, je vis les anciens et la matière. J'étais liquide comme le monde, parcelles de lumière. J'étais la sève des pins et le sang des oiseaux. Mon corps malade vomissait ses peurs, bercé par le chaos du monde des anciens. Je fus les araignées, la mort et le miel. Je n'avais plus de nom sinon celui de l'abîme des esprits. Affamée, j’avalais mes dents, ma peau putréfiée s’écoulait de mes os. Alors que la souffrance coulait avec ma chair, se présenta à moi ; le Vide. Il y avait dans cette noirceur une connaissance ancienne, une litanie maternelle. Mes cris étaient d’épais liquides foncés qui goûtaient le sang et la mer, brûlant ma peau en se déversant. Plus je cherchais à sortir de la terre, plus je m’y enfonçais. J’étais les vers, l’eau et l’air, microscopique comme un univers. 

Je me réveillai au seuil de la forêt, grattant doucement la terre qui soignerait mes plaies. J’étais revenu d’une odyssée de boue et de plasma, mes os craquant sous les montagnes. Je fus le Wendingo qui dévorait les tribus et l’enfant naissant dans un ruisseau. J'entendis le bruissement des feuilles qui accompagnait les pas de Mamie. Elle me montra le chemin jusqu’à notre maison où nous bûmes un thé sans le filtrer.