12 septembre 2016

Médecine Sacrée


J'avais survécu à la nuit. Ma protection entre des murs de poussière, ma maison de plantes mortes, de briques anciennes qui nous soutiennent. Mamie avait dit qu'il ne fallait jamais sortir d'ici. Que les créatures de la forêt me découperaient comme l'on mange les animaux dans les villes. Sous les images mentales de mon corps lacéré, j'avais lancé la clé de la porte derrière mes piles des livres sur le plancher. Ce matin, mes yeux ne voulaient pas s'ouvrir pour voir si la poussière dansait dans les rayons de soleil qui traversaient la fenêtre encrassée. Je dessinais avec la saleté, mes rêves de ruines, de ruisseaux et de fruits. Quand la lune était noire, je traçais avec du sel le bas de la porte d'entrée et sur le plancher, un grand cercle dans lequel je dormais protégée. Souvent la nuit je pleurais, mais sans les mots qui expliquent. Mon cœur n'était que des larmes, comme si j'étais née avec une tristesse ancienne. J'étais libre dans ma maison de vieux bois, j'étais libre de ne jamais mourir. Je faisais du feu avec les os de mes vieux amis animaux. Comme un calendrier, je regardais le temps se dessiner dans les traits de leurs visages et leur fourrure s'amincirent avec les cycles de la lune. J'aurais voulu les enterrer dans le jardin comme nous l'avions fait quand mamie est partie. Leurs os auraient pu devenir de grand arbres sans noms où la vie se serait abritée. Les flammes multicolores brillaient dans le noir, elles étaient comme des écritures dorées qui flottaient dans l'air, comme des chuchotements de peur lorsqu'on ne sait plus ce qu'il faut faire. Je chantais doucement les chants des anciens, lentement le bruit de leurs tambours se joignit à moi. Et je descendais en spiral vers la noirceur du monde. Les racines se transformaient en mains, la terre en cristal. Mamie m'attendait toujours assise au milieu des lilas. Elle savait que je commençais à comprendre les choses qui n'existent que de l'autre côté, c'est pourquoi elle m'avait appelé. "Mamie, je crois que la maison m’asphyxie, je crois que les murs se couvrent de champignons". Ses mains de sorcière prirent les miennes, ses yeux étaient comme les vieilles étoiles des mondes disparus. Elle me montra en rêve, les racines et les feuilles nécessaires à la naissance de mon esprit. Je les vis à l'intérieur, où il n'y a pas de yeux pour regarder, derrière les pensées. Tous les ingrédients poussaient dans la forêt de l'autre côté de la porte fermée à clé.  Un coup strident contre la fenêtre brisa ma transe, je n'avais pas pu remercier Mamie. Une main sur mon cœur triste, je lui répétais que je l'aimais. Lentement je me levai, tentant d'équilibrer mon corps fragile, qui ne mangeait que des pierres et des amulettes. Je me rendis où le bruit s'était produit. Un trait rouge traversait un carreau de la fenêtre. Si coloré, si vivant, je réalisai qu'il y avait déjà des années que je n'avais plus saigné. Du côté de la main, j'enlevai la poussière du carreau, au milieu de l'herbe, je vis l'oiseau qui s'était blessé. Il respirait lentement, si vulnérable au monde. Je me surpris à porter mon regard vers le coin de la pièce, derrière mes livres. Quelle terrorisante pensée que de me surprendre à caresser l'idée. La voix n'était plus dans ma tête, elle n'arrêtait plus mes gestes. Je flottais presque au-dessus du plancher de bois, jusqu'aux livres, jusqu'à la sagesse du temps d'avant. Je mis la clé dans ma poche et prit sur le plancher le vieux chandail de Mamie. Je cousus les trous de mon sac à dos pour y placer mon grimoire des plantes et mon couteau. Derrière la porte, les créatures faisaient claquer leurs longs ongles sur le heurtoir, mais ma tête restait silencieuse. C'est dans la forêt que je trouverais les ingrédients pour soigner les blessures, par la sagesse ancienne des arbres et des animaux. Ma tristesse fera jaillir la médecine des plantes et ma peur renforcera la survie lors de mes nuits perdues entre les branches et les racines de la forêt interdite.


Je serrais fort mon vieux livre contre moi, sacré comme le jouet préféré d'un enfant. Les esprits couraient, s’agitaient autour de moi. À chaque pas je devenais plus petite, ou était-ce les champignons qui devenait plus grands. Mes yeux d’amanite, ma peau de feuilles de framboisiers. Mes dents claquaient comme les tambours, entamant la transe dans mes os fragiles. À travers les grandes feuilles, je pouvais voir les yeux brillants des bêtes noires. Mon corps de chair animale, mes longs cheveux de sorcière. Les pages du grand livre battaient au même rythme que mon cœur. Était-ce de la peur ou un avènement ? Mes os de carcasse d’insectes, mon sang de sève d'érable. Leurs longs bras de branches m’attrapèrent violemment. Leurs corps humains transformés en bêtes sacrées, leur chants anciens asymétriques comme des grands vaisseaux d'ailleurs. Sur la grande table de bois, ils m’ouvrirent comme une rivière, lançant dans la grande marmite ce qui fut mon corps et mes tripes. Ce corps de poussière arc-en-ciel, petite boite remplit d'esprit, conscience. Vidée, sans corps, dans la noirceur j’observais. Tel un oiseau de proie, tel un renard blessé. Je pouvais voir derrière ce qui fut ma tête. Des yeux qui n’existent pas, des yeux ancrés dans la pierre. Mon corps bouillit longtemps dans la grande marmite noire, jusqu’à y laisser mes os d’un blanc pur et troués. Je parlais la langue des animaux, l'alchimie des minéraux. L’homme animal prit l’un de mes os comme l’on cueille la rosée sur un brin d’herbe, ses yeux regardèrent à travers la fracture, le chemin de mon avenir. Guérisons, fragmentations et transformations. Les créatures cherchèrent partout dans la forêt, dans les nids d’oiseaux, dans la chair des bolets et dans le sang des naissances, des morceaux de corps qu’ils me peinturèrent à nouveau. Sur mon corps de morceaux brisés de forêt, d'organes de quartz, j’apposais des runes et des objets de pouvoir. Sous les couches de vieux tissus, de dents et de lichens, je trouvai un corps de sang blanc, une maison qui se transforme par les chants et le temps.  Matière grise et terre noire, je comprenais maintenant le langage des plantes. Leur médecine étaient des mots qui dansaient dans mon sang, le chaos des anciens un pansement sur les blessures qui étaient miennes. Les étoiles étaient liquides comme les ruisseaux, la forêt une toile dorée intemporelle. Nous flottions dans ce monde de rêve, chantions les secrets silencieux qui ne s’entendent que lorsqu’on est perdu. Mes longs doigts de sorcière devenaient racines, mes yeux ceux des oiseaux. J’étais partout alors que je n’avais que toujours été moi. Porte des perceptions, initiée à mourir pour renaître de la poussière.